Le mystérieux Gömböc et ses effets imprévus sur la mystérieuse « valeur substantielle » en droit des marques (notamment)
La CJUE a rendu le 23 avril 2020 une intéressante décision dans l’affaire Gömböc, dont tout le monde (de la propriété intellectuelle) a parlé sur les réseaux et bien sûr l’incontournable blog Ip Kat (lien en bas de l’article). La Cour a notamment jugé, et c’est important, qu’un dessin ou modèle peut être déposé à titre de marque tridimensionnelle, à condition évidemment de respecter les conditions posées par le droit des marques — ce qui n’est pas si simple. Et elle a notamment apporté quelques précisions utiles sur la notion parfois difficile à cerner de « valeur substantielle ». Explications :
Les origines de l’affaire Gömböc : une découverte scientifique incroyable !
Pour analyser la portée de cet arrêt, mieux vaut savoir déjà de quoi il parle exactement. Or, qu’est-ce que ce mystérieux Gömböc dont vous avez sans doute vu des photos ?
Nous sommes allés faire quelques recherches et voici ce que nous avons trouvé :
Les recherches mathématiques
Dans les années 90, des mathématiciens se sont demandé s’il existait un corps convexe, homogène avec seulement deux positions d’équilibre, l’une stable et l’autre instable. Belle question !
En particulier, le mathématicien Gábor Domokos et sa femme Réka Domokos ont effectué des recherches sur les objets monostatiques pendant de nombreuses années. Ils sont allés jusqu’à collectionner des galets (notamment sur les plages de l’île grecque de Rhodes) pour essayer de trouver un objet qui ne tiendrait en équilibre que d’une seule manière. Par la suite, Gábor Domokos et l’ingénieur Péter Várkonyi ont travaillé ensemble pour fabriquer des objets monostatiques dont la forme ressemblait très fortement à des sphères — sans être parfaitement sphérique.
Ils sont finalement parvenus à fabriquer un objet monostatique, homogène, sans contrepoids et sans creux (contrairement au culbuto) et dont la forme spécifique lui permet de toujours revenir dans la même position. Gábor Domokos et Péter Várkonyi l’ont baptisé Gömböc (prononcez « gueume-beuts »), du terme hongrois Gömb qui signifie sphère.
Pour plus d’explications, nous vous invitons à regarder la géniale petite vidéo de la chaîne YouTube « Ballade mentale » coproduite par le CCSTI et La Rotonde Mines Saint-Étienne, qui a le mérite d’être claire, simple et ludique — bravo à eux !
Pour ceux qui aiment les mathématiques, vous pouvez lire aussi l’article « Mono-monostatic Bodies : The Answer to Arnold’s Question » de P. L. VÁRKONYI et G. DOMOKOS, publié dans la revue allemande Springer Science+Business Media.
Et pour les grands passionnés — je ne doute pas qu’il y en ait — visionnez la conférence de Gábor Domokos « The Gömböc, the Turtle and the Evolution of Shape » à l’institut de mathématiques de l’Université d’Oxford. Pour vous aider à vous mettre l’eau à la bouche, précisons que lors de cette conférence, à partir de la minute 25 environ, Gábor Domokos montre que certaines tortues terrestres ont une carapace d’une forme proche du Gömböc ce qui leur permet de se retourner plus facilement !
De nombreuses autres informations sont accessibles sur le site de Gömböc.
La commercialisation du Gömböc
Sur le plan commercial, le Gömböc est fabriqué par l’entreprise hongroise Varinex, à l’aide de machines de précision, assimilables à des imprimantes 3D. Il est commercialisé sur divers sites et notamment sur le site Gömböc shop, qui présente une courte vidéo racontant cette belle découverte scientifique en quelques minutes (pour ceux qui n’auraient pas eu le courage de regarder l’intégralité des vidéos précédentes).
Si la découverte du Gömböc a réjoui les mathématiciens et annonçait par ailleurs des perspectives commerciales intéressantes, encore fallait-il se poser la question de sa protection. Et c’est là que les choses se corsent. En effet, comment protéger un tel objet ?
Le dépôt de la marque tridimensionnelle correspondant au Gömböc
Le 23 février 2007, la société Gömböc Kft a tout d’abord déposé un dessin et modèle, M. Gábor Domokos y étant mentionné comme créateur :
Modèle n° 000677083-0001
Souhaitant visiblement renforcer la protection de cet objet inédit, la société Gömböc Kft a sollicité, le 5 février 2015, l’enregistrement d’une marque tridimensionnelle correspondant à la forme du Gömböc, pour désigner des articles de décoration de la classe 14, ainsi que des articles de décoration de cristal et de faïence en classe 21 et des « jouets » en classe 28 :
L’Office national de la propriété intellectuelle hongrois (Szellemi Tulajdon Nemzeti Hivatala) a rejeté cette demande au motif que ce signe correspondrait à un objet tridimensionnel qui, en raison de sa conception externe et du matériau homogène utilisé, sert exclusivement à atteindre l’objectif technique consistant pour celui-ci à toujours se remettre d’aplomb.
Validité de la marque tridimensionnelle du Gömböc : les questions préjudicielles
À la suite de divers recours, l’affaire est parvenue devant la Kúria (Cour suprême de Hongrie), qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la CJUE les intéressantes, et importantes, questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 3, paragraphe 1, [sous e), ii)], de la directive [2008/95] doit-il, dans le cas d’un signe consistant exclusivement dans la forme d’un produit, être interprété en ce sens que
a) ce n’est que sur la base de la représentation graphique figurant dans le registre qu’on peut examiner si la forme est nécessaire pour obtenir le résultat technique recherché, ou que
b) la perception du public pertinent peut également être prise en compte ?
Autrement dit, est-il possible de tenir compte du fait que le public pertinent sait que la forme dont la protection est demandée est nécessaire pour obtenir le résultat technique recherché ?
2) Faut-il interpréter l’article 3, paragraphe 1, [sous e), iii)], de la directive [2008/95] en ce sens que le motif de refus est applicable à un signe — consistant exclusivement dans la forme du produit — au sujet duquel c’est en tenant compte de la perception ou de la connaissance de l’acheteur relative au produit graphiquement représenté qu’on peut déterminer que la forme donne une valeur substantielle au produit ?
3) Faut-il interpréter l’article 3, paragraphe 1, [sous e), iii)], de la directive [2008/95] en ce sens que le motif de refus est applicable à un signe, consistant exclusivement dans la forme du produit,
a) qui, sur la base de son caractère individuel, est protégé au titre de la protection des dessins ou modèles, ou
b) dont seule l’apparence esthétique donne une quelconque valeur au produit ? »
Marque en 3 D et valeur substantielle : les réponses de la CJUE
Le 23 avril 2020, la CJUE a rendu un arrêt défavorable à la société Gömböc Kft.
Sur l’appréciation des caractéristiques essentielles de la marque
S’agissant de la question de savoir comment apprécier si un signe est exclusivement constitué par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, la cour a répondu que :
- Il n’y a pas lieu de se limiter à la représentation graphique du signe, de sorte que des éléments d’information telle la perception du public pertinent peuvent être utilisés afin d’identifier les caractéristiques essentielles du signe en cause.
- Ces éléments d’information doivent toutefois provenir de sources objectives et fiables et ne peuvent inclure la perception du public pertinent.
Autrement dit, oui, il est possible de prendre en compte la perception du public. Mais encore faut-il vérifier les éléments d’information recueillis avec des sources fiables et objectives !
Cette solution n’est pas totalement nouvelle : la CJUE avait déjà jugé dans l’affaire du « Rubik’s cube » que s’il est nécessaire de partir de la forme, telle qu’elle est représentée graphiquement dans le signe en cause, l’analyse de la fonctionnalité d’un signe ne peut être effectuée sans que soient pris en considération, le cas échéant, les éléments supplémentaires ayant trait à la fonction du « produit concret » en cause (CJUE, 10 novembre 2016, Simba Toys/EUIPO, C — 30/15 P, points 46 à 48).
La première partie de la réponse était donc déjà connue : il est possible de prendre en compte des éléments extérieurs à la représentation graphique d’une marque pour apprécier sa fonctionnalité. Ce qui est d’ailleurs logique, car il est souvent difficile de vérifier la fonctionnalité d’un signe déposé de manière abstraite sans connaître le produit auquel il peut correspondre (voir déjà en ce sens pour la représentation d’un manche de couteau présentant des creux ayant un effet antidérapant : CJUE, 6 mars 2014, Pi‑Design e. a./Yoshida Metal Industry, C — 337/12 P à C — 340/12 P).
Par ailleurs, la précision apportée par la CJUE selon laquelle il faut prendre en compte des sources objectives et fiables pour apprécier la fonctionnalité du signe en cause apparaît logique. En effet, la seule perception du public visé, qui n’a pas nécessairement l’expertise pour apprécier le caractère fonctionnel d’un signe, risque de conduire à des appréciations basées sur des éléments subjectifs. Or, cela serait contraire à la ratio legis des textes qui visent, comme le relève la cour, à « éviter que le droit des marques confère à une entreprise un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit ».
Sur la notion de valeur substantielle de la marque tridimensionnelle
La deuxième question préjudicielle concernait le motif de refus relatif aux signes constitués exclusivement par « la forme qui donne une valeur substantielle au produit », notion assez difficile à cerner.
Cette exclusion est généralement interprétée comme ayant pour objectif d’éviter la protection de formes qui devraient en principe être protégées uniquement par le droit d’auteur ou le droit des dessins et modèles (Kur, Annette. European Trade Mark Law (p. 168). OUP Oxford. Édition du Kindle).
C’est ce qu’a d’ailleurs jugé la CJUE dans l’affaire Hauck : l’objectif immédiat de l’interdiction d’enregistrer les formes qui donnent une valeur substantielle au produit « est d’éviter que le droit exclusif et permanent que confère une marque puisse servir à perpétuer, sans limitation dans le temps, d’autres droits que le législateur de l’Union a voulu soumettre à des délais de péremption » (CJUE, 18 septembre 2014, aff. C—205/ 13).
Dans l’affaire Gömböc, la Cour suprême hongroise souhaitait savoir s’il convient de tenir compte de la perception ou de la connaissance de l’acheteur pour apprécier la valeur substantielle du produit correspondant au signe en cause.
La cour a jugé que :
- La perception ou la connaissance du public pertinent peut être prise en compte afin d’identifier une caractéristique essentielle de la forme du produit en cause.
- Il faut considérer que la forme donne une valeur substantielle au produit s’il résulte d’éléments objectifs et fiables que le choix des consommateurs d’acheter le produit en cause est dans une très large mesure déterminé par cette caractéristique essentielle.
Selon la cour, l’application de ce motif de refus repose en effet « sur une analyse objective, destinée à démontrer que la forme en cause exerce, en raison de ses propres caractéristiques, une influence si importante sur l’attractivité du produit que le fait d’en réserver le bénéfice à une seule entreprise fausserait les conditions de concurrence sur le marché concerné » (point 40).
Pour considérer que la forme donne une valeur substantielle au produit, il faut ainsi qu’il résulte « d’éléments objectifs et fiables que le choix des consommateurs d’acheter le produit en cause est, dans une très large mesure, déterminé par une ou plusieurs caractéristiques de la forme dont le signe est exclusivement constitué » (point 41).
En revanche, selon la cour, « les caractéristiques du produit non liées à sa forme, telles que les qualités techniques ou la notoriété de ce produit […] sont dépourvues de pertinence » (point 42).
La cour relève à cet égard qu’il est acquis dans le cas d’espèce que, « quelle que soit l’appréciation que la forme de ce produit mérite sur le plan esthétique, la valeur substantielle dudit produit était conférée par le fait que cette forme, dont le signe en cause est exclusivement constitué, est devenue le symbole tangible d’une découverte mathématique » (point 43).
La cour ajoute que si la perception présumée du signe en cause par le consommateur moyen n’est pas en soi un élément décisif dans le cadre de l’application de ce motif, « elle peut, néanmoins, constituer un élément d’appréciation utile » (point 44).
La cour estime ainsi que l’autorité nationale a pu estimer « que cette circonstance rendait cette forme spéciale et frappante » et qu’elle a ainsi pu conclure « qu’il s’agissait d’une caractéristique essentielle » (point 45).
La cour rappelle enfin que le fait qu’une telle caractéristique ne concerne pas, en tant que telle, les mérites esthétiques de la forme, n’exclut pas l’application du motif de refus. En effet, selon la cour, la notion de « forme qui donne une valeur substantielle au produit » n’est pas limitée à la forme de produit ayant exclusivement une valeur artistique ou ornementale, de sorte qu’il est possible de tenir compte « d’autres éléments pertinents, y compris, notamment, la spécificité de cette forme par rapport à d’autres formes généralement présentes sur le marché concerné » (point 46). C’est ce qu’avait déjà jugé la CJUE dans l’affaire Hauck (CJUE, 18 septembre 2014, aff. C—205/ 13, pts 32 et 35).
Sur le cumul de protection par le droit des dessins et modèles et le droit des marques
La troisième question préjudicielle concernait la question de savoir si la forme d’un produit bénéficiant déjà de la protection du droit des dessins et modèles est d’emblée exclue de la protection au titre du droit des marques.
La cour répond que si l’objectif de la législation européenne est d’éviter que le droit exclusif et permanent que confère une marque puisse servir à perpétuer, sans limitation dans le temps, d’autres droits que le législateur de l’Union a voulu soumettre à des délais de péremption, « un tel objectif n’implique pas que le droit de l’Union en matière de propriété intellectuelle empêche la coexistence de plusieurs titres de protection juridique » (point 51).
Ainsi, selon la cour, « la circonstance que l’apparence d’un produit soit protégée en tant que dessin ou modèle n’exclut pas qu’un signe constitué par la forme de ce produit bénéficie d’une protection en application du droit des marques, pourvu que les conditions d’enregistrement de ce signe en tant que marque soient satisfaites » (point 53).
La cour ajoute de manière logique que « le fait que l’apparence d’un produit soit protégée en tant que dessin ou modèle du fait, notamment, du caractère individuel de ce dessin ou modèle n’implique pas pour autant qu’un signe constitué par la forme de ce produit ne puisse être enregistré en tant que marque du fait de l’application du motif de refus » (point 55). À défaut, aucun dessin et modèle ne pourrait être déposé à titre de marque, puisqu’un dessin ou modèle ne peut être valable qu’à la condition d’avoir un caractère individuel.
De manière plus intéressante, la cour justifie sa position en soulignant que l’analyse permettant de constater le caractère individuel d’un dessin ou modèle diffère de celle qui consiste à déterminer si un signe est exclusivement constitué par la forme qui donne une valeur substantielle au produit.
En effet, comme l’a jugé la cour s’agissant de la deuxième question préjudicielle, pour considérer que la forme donne une valeur substantielle au produit, il faut qu’il résulte d’éléments objectifs et fiables que le choix des consommateurs en faveur du produit en cause est dans une très large mesure déterminé par une ou plusieurs caractéristiques de cette forme (cf. supra).
Or, selon la cour, il n’est nullement exclu que la valeur substantielle d’articles tels que des articles de décoration puisse résulter d’éléments autres que la forme « tels que, notamment, l’histoire de leur conception, leur mode de fabrication, selon que celle-ci est industrielle ou artisanale, les matières, éventuellement rares ou précieuses, qu’ils contiennent, ou encore l’identité de leur créateur ».
Il revient à l’autorité nationale compétente d’examiner si, concrètement, le choix des consommateurs en faveur du produit est dans une très large mesure déterminé par une ou plusieurs caractéristiques de cette forme, afin de déterminer si le signe en cause est exclusivement constitué par la forme qui donne une valeur substantielle au produit.
La portée de la décision de la CJUE sur les marques tridimensionnelles
La CJUE confirme ainsi un principe bien établi notamment en droit français selon lequel il est possible de cumuler des droits de dessins et modèles et des droits de marque sur une même forme (voir également : Eleonora Rosati, The non-systematic relevance of earlier IP rights: from Gömböc to Brompton Bicycle, May 02, 2020).
D’aucuns soulignent parfois que le cumul de protection risque de produire des effets anticoncurrentiels. (Voir par ex. pour une critique du principe du cumul de protection aux USA : Buccafusco, Christopher J. and Lemley, Mark A. and Masur, Jonathan S., Intelligent Design (October 31, 2017). Duke Law Journal, Vol. 68, p. 75 (2018) ; Stanford Law and Economics Olin Working Paper No. 509; University of Chicago Coase-Sandor Institute for Law & Economics Research Paper No. 827; U of Chicago, Public Law Working Paper No. 654; Cardozo Legal Studies Research Paper No. 530; Stanford Public Law Working Paper. Accessible ici ou ici.)
Toutefois, ces risques doivent être relativisés. En effet, comme le démontre à nouveau la présente affaire, les conditions pour obtenir une marque tridimensionnelle sont drastiques et difficiles à surmonter.
Théoriquement possible, la voie du cumul de protection est étroite et ne devrait permettre, en l’état de la jurisprudence actuelle, de protéger un design à titre de marque tridimensionnelle que de manière exceptionnelle.
On notera toutefois une décision de l’EUIPO du 24 octobre 2019, qui a reconnu valable une marque tridimensionnelle en forme de crâne pour désigner de la vodka au motif que cette forme était distinctive et qu’il n’était pas démontré qu’elle donnait une valeur substantielle au produit (Hayleigh Bosher, Crystal Head vodka 3D shape mark invalitiy application: Who you gunna call?!). D’où l’on pourrait dire que l’exception confirme la règle, ou que la règle est en fait l’exception…
Pierre Massot
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