19 January 2024

Protection des arts appliqués par le droit d’auteur en Belgique : l’affaire Brompton

Saisie de plusieurs questions préjudicielles par le Tribunal de Liège dans l’affaire Brompton, le 11 juin 2020, la CJUE a rendu un arrêt majeur au sujet de la protection des œuvres des arts appliqués par le droit d’auteur. Une fois la décision de la CJUE rendue, l’affaire a finalement été jugée par les juridictions belges. Comment les principes érigés par la CJUE ont-ils été appliqués par les juges belges ? Le fameux vélo Brompton constitue-t-il ou non une œuvre protégeable par le droit d’auteur ? Le Tribunal puis la Cour d’appel de Liège ont répondu par la négative. Explications :

Affaire Brompton : l’arrêt de la CJUE de 2020

En 2017, la société Brompton et son fondateur Andrew Ritchie reprochaient à la société Get2Get de produire et commercialiser un vélo pliable quasi identique à leur vélo iconique Brompton. Invoquant une atteinte à leurs droits d’auteur, ils l’ont assignée devant le Tribunal de Liège.

Souhaitant éclaircir les conditions de protection des œuvres des arts appliqués par le droit d’auteur, avant dire droit, le Tribunal de Liège a posé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE. Ses interrogations portaient sur les œuvres dont la forme est nécessaire pour aboutir à un résultat technique et sur la multiplicité des formes.

Les juges du Luxembourg ont rendu leur décision le 11 juin 2020.

Ils ont jugé qu’un objet, dont la forme est au moins en partie dictée par des impératifs techniques, peut être protégé par le droit d’auteur à la condition qu’il soit original, c’est-à-dire s’il résulte de choix libres et créatifs reflétant la personnalité de son auteur.

Ils ont également ajouté que la multiplicité des formes ne constituait pas un critère décisif pour juger du caractère ou non protégeable d’une œuvre. En effet, pour la CJUE, l’existence d’autres formes possibles permettant d’aboutir au même résultat technique, si elle permet de constater l’existence d’une possibilité de choix, n’est pas déterminante pour apprécier les facteurs ayant guidé le choix effectué par le créateur et donc pour apprécier l’originalité de l’œuvre revendiquée.

Ainsi la CJUE a posé les grands principes directeurs pour l’appréciation du caractère protégeable des œuvres des arts appliqués au sein de l’UE.

Affaire Brompton : la procédure en Belgique

Une fois les réponses à ces questions obtenues, l’affaire a repris son cours en Belgique.

La décision du Tribunal de Liège

Par décision du 16 mars 2021, le Tribunal de Liège a refusé d’accorder la protection par le droit d’auteur au vélo Brompton. Selon les juges, les différentes caractéristiques de l’apparence du vélo sur lesquelles la société Brompton et Andrew Ritchie revendiquaient un droit d’auteur ne sont pas originales ni prises isolément ni ensemble. Ces dernières ont interjeté appel.

La procédure en appel

Les arguments de la société Brompton en appel

En appel, Andrew Ritchie et la société Brompton prétendaient que les caractéristiques suivantes du vélo Brompton étaient protégeables par le droit d’auteur :

  • « l’apparence globale du vélo Brompton caractérisée notamment par la forme en H incliné et dotée d’un cadre principal courbé selon une certaine inclinaison et particulièrement long » ;
  • les caractéristiques individuelles du vélo Brompton suivantes :

(i) « la forme du cadre principal se caractérisant par un tube courbé principal et une section triangulaire arrière ; et/ou
(ii) la forme du cadre arrière se caractérisant par un triangle droit et fin, incurvé à un coin inférieur ; et/ou
(iii) les câbles lâches ».

En particulier, les appelants faisaient valoir en ce qui concerne le cadre du vélo que « l’apparence ou la forme globale (de la version de 1984 toujours d’application aujourd’hui) du vélo Brompton est une œuvre originale déterminée notamment :

  1. par le choix de proportions particulièrement originales et élégantes, dues notamment à un cadre surbaissé où, mis à part le guidon et la tige de la selle, rien ne dépasse la ligne harmonieuse formée par la roue avant, la barre centrale et le garde-boue arrière, ce qui confère une forme de H légèrement incliné rendu fluide et aéré tout en dégageant une impression de légèreté qui faisait défaut à la version de 1981 et
  2. par le choix d’une barre principale surdimensionnée dans sa longueur et dotée d’une courbe douce dans laquelle se fond une section triangulaire arrière. En particulier, la forme de la barre principale surdimensionnée dans sa longueur et dotée d’une courbe douce est distinctive pour le vélo Brompton ».

La décision de la Cour d’appel de Liège

Cette argumentation n’a toutefois pas convaincu les juges d’appel belges. Dans sa décision du 15 février 2023, la Cour d’appel de Liège a confirmé la décision de première instance, aux motifs suivants :

Le critère de l’esthétique rejeté

En premier lieu, la Cour a jugé, en s’appuyant sur l’arrêt Cofemel, que l’esthétique ne peut servir à démontrer, en tant que telle, l’originalité d’une œuvre, « dès lors que l’effet esthétique susceptible d’être produit par un objet (en l’occurrence le vélo et/ou son cadre) ne constitue pas un élément pertinent pour déterminer, dans le cas présent, si cet objet peut être qualifié d’“œuvre” ».

Le critère de la notoriété écarté

Les juges d’appel ont ensuite souligné que la circonstance selon laquelle le vélo Brompton s’est vu décerner divers prix ou est exposé dans plusieurs musées n’est pas davantage pertinente, « dès lors que ces marques de reconnaissance ne font que confirmer que le vélo en cause « est un objet industriel digne d’éloge, voire d’admiration, dans son secteur, ou qu’il présente des éléments esthétiques pertinents ».

Des caractéristiques individuelles dictées par des impératifs techniques

En troisième lieu, la Cour d’appel belge a estimé que les différentes caractéristiques invoquées étaient dictées par des impératifs techniques.

Concernant la forme du cadre courbé, la cour a estimé qu’il s’agissait d’un choix fonctionnel « dès lors qu’une fois le vélo replié, le cadre courbé permet […] “d’épouser” la forme de la roue qui se glisse en dessous sans toucher le cadre – absence de frottement – et de baisser au maximum l’extrémité du guidon et de la tige de la selle ».

Pour les juges d’appel, « cette configuration permet de gagner une compacité optimale, même par rapport au vélo Brompton tel que décrit au brevet et comportant un cadre coudé. Le cadre courbé permet ainsi de saisir le vélo par la selle, le centre de gravité de l’ensemble étant plus bas de sorte que le vélo ainsi replié risque moins de tomber ».

S’agissant de la forme du cadre arrière se caractérisant par un triangle droit et fin, incurvé à un coin inférieur, les juges d’appel ont relevé également que la forme n’est pas originale et qu’il s’agirait d’éléments destinés à assurer la cohésion du vélo.

La cour parvient à la même conclusion en ce qui concerne les « câbles lâches » de frein, dans la mesure où, notamment, « le câble de frein sur un vélo pliable ne peut être totalement tendu et qu’en raison du pliage, il est nécessaire que le câble puisse se relâcher en position dépliée pour s’enrouler plus aisément en position repliée ».

Le critère de la multiplicité des formes rejeté

En quatrième lieu, les juges d’appel ont estimé que l’existence de formes alternatives pour le cadre n’était pas en l’espèce de nature à infirmer cette conclusion dans la mesure où la forme finalement retenue « s’est imposée pour des raisons techniques et non en raison de choix libres et créatifs, non dictés par le système de pliage ».

L’apparence globale jugée non originale

Enfin, s’agissant de « l’apparence globale du vélo Brompton caractérisée notamment par la forme en H incliné et dotée d’un cadre principal courbé selon une certaine inclinaison et particulièrement long », la cour a estimé que les aspects esthétiques invoqués n’étaient pas de nature à démontrer l’existence de choix libres et créatifs.

Surtout, les juges d’appel ont estimé que l’ensemble des caractéristiques en cause étaient en réalité dictées par des impératifs techniques.

Conclusion

La cour a donc conclu, comme le juge de première instance, que :

« Les différentes caractéristiques de l’apparence du vélo sur lesquelles les appelants revendiquent un droit d’auteur ne sont pas originales, ni prises isolément, ni ensemble, en ce sens qu’elles sont imposées par des contraintes techniques, qui limitent à ce point les possibilités de choix d’une forme que celle-ci ne peut être considérée comme originale ».

Notre analyse de l’affaire Brompton

Cette décision n’est pas surprenante. Dès lors que le critère de la multiplicité des formes a été exclu par la CJUE et que l’effet esthétique n’est pas suffisant pour démontrer l’originalité, il devient de plus en plus ardu de démontrer l’existence de choix libres et créatifs en matière d’œuvres des arts appliqués.

Comment démontrer qu’un vélo, si beau soit-il, est le fruit de choix libres et créatifs qui ne sont aucunement dictés par des impératifs fonctionnels ?

Si seulement l’on parvient à démontrer qu’il reste une marge de liberté, comment démontrer que celle-ci a été exploitée de telle sorte que l’auteur a fait preuve de créativité dans le choix des formes résiduelles, sachant que l’existence de formes alternatives n’est pas suffisante pour démontrer une telle créativité ?

La tâche n’est pas impossible, mais elle n’en reste pas moins difficile ! La décision rendue par la Cour d’appel de Liège ne fait que le confirmer en privant un des modèles de vélo les plus iconiques de ce début de XXIe siècle de toute protection par le droit d’auteur.


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