Force probante des pages archivées par Internet Archive : enfin une évolution de la jurisprudence française !
Depuis plusieurs années, la jurisprudence française refuse de prendre en compte les pages archivées par l’entité californienne Internet Archive (www.archive.org).
Le 5 juillet 2018, le Tribunal de grande instance de Paris affirmait encore que « Les impressions du site “waybackmachine” ne peuvent faire foi d’une divulgation antérieure du produit, faute de fiabilité de leurs contenus et de leurs dates, aucune garantie n’étant attachée en soi au site internet d’archivage en cause au sujet duquel aucune précision n’est livrée, l’outil informatique autorisant de surcroît la modification de son contenu lors de la copie d’écran » (TGI Paris, 3e ch. 1e sect., 5 juillet 2018 et notre commentaire dans la revue Propriétés intellectuelles, avril 2019, n°71, p. 88 et s.). Cette motivation n’était pas nouvelle et avait déjà été retenue à plusieurs reprises (CA Paris, pôle 5-2, 2 juill. 2010, RG n° 09/12757 ; TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 27 mai 2011, Legende Llc et autres c/ MG Demand Holding et autres ; TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 9 mars 2012, RG n°10/05343).
Toutefois, comme nous avions déjà eu l’occasion de le souligner (P. Massot, Focus sur la force probante des pages web archivées par Internet Archive, Propr. intell., juill. 2013, n° 48, p. 334, voir également, S. DOROL, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 2è éd., n°661 et s.), le maintien de cette jurisprudence était à la fois surprenant et critiquable. En effet, la « Waybackmachine » est un système d’archivage indépendant dont le fonctionnement est aujourd’hui bien connu et reconnu (voir les articles suivants sur le sujet : New York Times et Pittsburgh Post Gazette).
Monsieur Kahle, fondateur d’Internet Archive, figure d’ailleurs aujourd’hui parmi les lauréats du « Internet Hall of Fame » (prix créé en 2012 et décerné par l’Internet Society – ISOC – qui récompense l’ensemble de la carrière d’une personne en reconnaissance de ses contributions significatives au développement et à l’avancement d’Internet) notamment pour ses contributions pour le développement d’Internet grâce à Internet archive.
Surtout, l’OEB admet depuis plusieurs années la fiabilité de cette bibliothèque numérique, soulignant même que « »Internet Archive » est le service d’archivage le plus connu, accessible via l’interface « Wayback Machine » (www.archive.org). Ces archives sont certes incomplètes, mais cela ne nuit aucunement à la fiabilité des données qu’elles contiennent. Il est également à noter que les avertissements juridiques relatifs à l’exactitude des informations fournies sont d’usage fréquent (même parmi des sources respectées, telles qu’Espacenet ou IEEE) et qu’ils ne sauraient être interprétés comme un signe négatif de la fiabilité effective du site Internet » (voir les Guidelines OEB).
L’EUIPO reconnait également la fiabilité des pages archivées par Internet Archive depuis plusieurs années.
Dans ses directives relatives à la pratique en matière de dessins et modèles, l’Office européen précise ainsi que la date de divulgation sur internet est considérée comme fiable en particulier lorsque l’information relative à la mise à jour de la page Web est disponible à partir d’un site de service d’archivage tel que la “Wayback Machine” (voir les Directives).
L’OMPI a adopté une position similaire dans le cadre des procédures UDRP (voir le document).
Dans ce contexte, la solution retenue jusqu’à présent par la jurisprudence française, qui refusait toute force probante aux pages archivées par Internet Archive, était à la fois isolée et excessive.
Certes, La situation semblait toutefois évoluer progressivement, certaines décisions admettant de prendre en compte dans certains cas des extraits de la « Waybackmachine » (CA Versailles, 7 sept. 2018, RG n°16/08909 ; CA Paris, 16 juin 2015, RG n°14/07984). L’INPI avait aussi admis récemment que des pages extraites de ce site puissent être prises en considération pour démontrer l’exploitation d’une marque (par exemple : INPI, 29 janv. 2019, déc. n°2018-3261). Mais ces frémissements jurisprudentiels étaient insatisfaisants dans la mesure où, par ailleurs, certaines décisions refusaient toute force probante aux extraits de cette fameuse « Waybackmachine », ce qui était de nature à créer une insécurité juridique et à limiter les moyens de preuve des parties, en demande comme en défense.
L’arrêt rendu le 5 juillet dernier par la Cour d’appel de Paris pourrait toutefois enfin clarifier la situation et permettre au droit français de s’aligner sur la solution retenue par les offices européens et internationaux.
Dans cette affaire, la société Allopneus avait fait dresser un procès-verbal d’huissier de justice à partir du site www.archive.org.
Les appelants et intervenants forcés soutenaient toutefois que ce procès-verbal devait être annulé.
La Cour a rejeté cette demande au motif que « l’huissier de justice instrumentaire a clairement détaillé les opérations par lui effectuées, donnant en particulier toutes précisions sur le matériel, l’adresse IP, le mode de navigation et le réseau de connexion utilisés, précisant que la mémoire cache et l’historique de l’ordinateur ont été supprimés et décrivant la navigation à laquelle il a procédé pour obtenir les captures d’écran reproduites dans son procès-verbal, qu’il n’a nullement interprétées ».
La Cour a également ajouté que « Tous les prérequis techniques sur le site d’archivage ayant été remplis, il ne saurait être considéré que les opérations de l’huissier de justice, qui l’ont amené à l’historique archivé de publication des sites allopneus.com et centralepneus.fr, ne seraient pas fiables ni nécessairement dépourvues de toute portée probatoire, même si le site archive.org, comprend, selon constat du 9 février 2017 produit par les appelants et intervenants forcés, une clause de non garantie de son contenu » (CA Paris, pôle 5 – ch. 2, 5 juill. 2019, n°17/03974. Lire en ligne sur le site de DOCTRINE).
La Cour a ainsi conclu qu’il n’y avait pas lieu « d’écarter des débats, ni d’annuler ce procès-verbal […] étant rappelé que la contrefaçon se prouve par tous moyens et que la valeur probante d’éléments valablement constatés par l’huissier de justice, à savoir en l’espèce les pages ressortant d’un site d’archivage, sera appréciée au fond ».
Par ailleurs, la société Allopneus, qui revendiquait des droits d’auteur sur son site, a pu s’appuyer sur ce constat internet pour rapporter la preuve de sa création à une date certaine. La Cour a ainsi estimé qu’il « ressort à suffisance du constat précité du 6 février 2013, réalisé sur le site d’archivage, qui vaut jusqu’à preuve contraire, ainsi que d’une capture d’écran antérieure du 11 juillet 2011, de la production d’une assignation du 11 janvier 2012 dans une instance ayant opposée la société Allopneus à une tiers et d’une pièce versée par celui-ci issue du siteallopneux.com en décembre 2011, que le site revendiqué préexistait au 11 mai 2012 ».
Il s’agit à notre sens d’un revirement qu’il faut saluer et qui, espérons-le, fera jurisprudence.