Droit moral de l’auteur et droit du propriétaire du support matériel de l’œuvre : une affaire d’équilibre
La Cour d’appel de Paris a rendu le 10 mars 2020 un arrêt intéressant sur l’équilibre entre le droit moral de l’auteur et le droit du propriétaire du support matériel de l’œuvre. Dans quelles conditions un auteur peut-il engager la responsabilité du propriétaire du support de son œuvre, lorsque ce dernier a été dégradé ? Quel équilibre entre droit moral et propriété matérielle de l’œuvre ? Notre analyse de la réponse de la Cour :
Arrêt du 10 mars 2020 de la Cour d’appel de Paris : les faits et la procédure
Dans cette affaire, deux sculpteurs avaient créé, en 1993, un ensemble artistique monumental au bord d’un lac, composé de 121 sculptures en bronze. Ayant constaté des dégradations de leur œuvre quelques années plus tard (actes de vandalisme et vols), ils ont assigné l’Institution Interdépartementale des Barrages Réservoirs du Bassin de la Seine (IIBRBS, devenue par la suite « Établissement Public Territorial de Bassin – EPTB), propriétaire du site, notamment pour atteinte à leur droit au respect de l’œuvre.
Le 23 mars 2018, le Tribunal de grande instance de Paris a rejeté leurs prétentions pour manquements de l’IIBRBS à ses obligations ou pour atteinte à leur droit moral d’auteurs. Les artistes ont alors interjeté appel.
Équilibre entre droit moral et propriété matérielle de l’œuvre : l’apport de la Cour d’appel de Paris
Le droit moral de l’auteur ne permet pas d’imposer une intangibilité de l’œuvre
Dans son arrêt du 10 mars 2020, la Cour d’appel de Paris (pôle 5 – ch. 1 – n° 18/08248) rejette l’appel et confirme la décision du tribunal. Elle rappelle que si l’auteur jouit d’un droit au respect de son œuvre et que ce droit
« s’impose aux propriétaires du support matériel de l’œuvre, (…) l’auteur ne peut imposer au propriétaire du support matériel une intangibilité absolue de son œuvre ».
La solution n’est pas nouvelle, la jurisprudence considérant que le droit des architectes au respect de l’intégrité de leurs œuvres doit être concilié avec les droits du propriétaire de l’immeuble (Cass. civ. 1, 7 janvier 1992, pourvoi n°90-17534 ; Cass. civ. 1, 11 juin 2009, RG n°08-14138).
Si ces principes sont clairs et qu’il faut trouver un équilibre entre les deux droits, il est souvent assez délicat en pratique de savoir comment l’atteindre. C’est ici que la décision est intéressante.
Le caractère raisonnable des mesures de préservation de l’œuvre
La Cour constate qu’en l’espèce, l’EPTB justifiait des démarches entreprises pour enrayer les vols et dégradations qui ont été occasionnés à l’oeuvre, notamment :
- de nombreux dépôts de plaintes ;
- des interventions auprès des autorités publiques ;
- son engagement pendant plusieurs années de frais de surveillance élevés.
Elle en conclut que :
« l’EPTB a, par les démarches entreprises, essayé d’assurer la préservation de l’œuvre, dont la dégradation n’est pas de son fait ou le résultat de sa carence. Aucune faute caractérisée ne peut lui être imputée, qui justifierait l’engagement de sa responsabilité. »
Et la Cour d’appel de Paris ajoute :
« qu’il ne pouvait être exigé de l’EPTB, du fait de la situation de l’œuvre – sise sur un emplacement à ciel ouvert depuis près de trente ans accessible au public -, de ses dimensions et de la convoitise suscitée par les matériaux dans lesquels elle est pour partie réalisée, qu’il assure la préservation de l’œuvre à des conditions excessives ; le droit des auteurs au respect de leur œuvre ne peut justifier qu’ils imposent au propriétaire du support matériel de l’œuvre d’assurer l’immutabilité de ladite œuvre et sa préservation à des conditions déraisonnables ».
Autrement dit, c’est le caractère raisonnable des mesures prises par le propriétaire du support matériel qui doit servir de guide pour assurer l’équilibre entre les droits en présence. Et c’est une décision raisonnable !
M. Dutheillet & P. Massot
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