Mieux réparer les préjudices d’image et de réputation des entreprises
Longtemps ignorés, les préjudices d’image et de réputation des entreprises sont aujourd’hui des types de préjudices reconnus par les tribunaux. Évaluer un préjudice d’image reste toutefois une tâche difficile. Bien souvent, ces préjudices d’image sont ainsi encore réparés par l’allocation de dommages et intérêts symboliques qui ne couvrent que partiellement le dommage subi. Difficile ne veut cependant pas dire impossible et, dans certains cas, les tribunaux allouent des sommes conséquentes pour réparer ces préjudices. Pour obtenir une juste réparation de ces préjudices immatériels, il faut, en premier lieu, être en mesure d’expliciter le rôle et les incidences de l’image et de la réputation pour l’entreprise concernée (1). Il faut ensuite démontrer l’existence d’un préjudice d’image et évaluer son étendue, en construisant un modèle permettant d’évaluer la valeur économique que représente l’image de l’entreprise et la perte de valeur engendrée par les actes litigieux (2). Le panorama de jurisprudence que nous avons pu dresser à cet égard montre que, lorsque les préjudices d’image et de réputation sont démontrés, les tribunaux les prennent en principe en compte (3). Explications :
1. L’image et la réputation sont des biens essentiels de l’entreprise
Bien que difficile à valoriser, l’image d’une entreprise constitue l’un de ses éléments incorporels les plus précieux et représente donc une valeur économique importante. Longue à construire, l’image de marque capitalise souvent une partie substantielle des investissements effectués par une entreprise tout au long de sa vie.
Comme le souligne notamment Jean-Noël Kapferer, l’image de marque correspond à l’ensemble des évocations déclenchées par le nom ou la marque de l’entreprise et qui sont associées dans la mémoire à long terme des consommateurs :
Elle « porte, au début du cycle de vie de la marque, sur des avantages très matériels (les différences importantes du produit désigné par la marque), mais, au fil du temps, elle se dote de valeurs ajoutées immatérielles (à quel consommateur on associe l’usage du produit, à quel style de vie, à quel univers imaginaire, à quelles valeurs). Dans cet esprit, Nike veut dire aussi : États-Unis, athlètes, dépassement, effort, individualisme, puissance, etc. La marque acquiert des significations qui ne se résument plus à décrire le produit et ses avantages : la marque porte des valeurs autonomes »[1].
Objectif majeur d’une entreprise, construire une bonne image est un « point d’appui fondamental du positionnement et du ciblage d’un produit [ou d’un service] » en ce qu’elle permet de :
- renforcer la crédibilité des bénéfices proposés par les produits et services de l’entreprise ;
- faire percevoir ceux qui ne sont pas ancrés dans les caractéristiques objectives des produits et services de l’entreprise ;
- différencier l’offre de l’entreprise par rapport aux concurrents[2].
Là où « l’identité est un concept d’émission (ce que la marque propose et souhaite projeter) », « l’image est un concept de réception (ce que le consommateur perçoit). L’identité construite par la marque doit donc être relayée par la perception du public »[3], et ce notamment grâce à des investissements humains et financiers, parfois conséquents, visant à développer l’image que l’entreprise veut donner au public.
2. La réparation des préjudices d’image et de réputation : de la théorie à la pratique
2.1. De la reconnaissance théorique du préjudice d’image…
Souvent évoquée comme une conséquence de la contrefaçon, l’atteinte à la réputation ou à l’image d’une entreprise peut également résulter de l’appropriation par d’autres acteurs du marché d’éléments qui participent à l’identité visuelle de l’entreprise (codes couleurs et graphiques d’une enseigne, combinaison de caractéristiques qui fait l’identité visuelle d’un magasin, etc.).
Or, toute atteinte à la réputation et à l’image d’une entreprise peut être particulièrement dommageable, voire désastreuse, dès lors qu’elle peut détruire une partie des investissements conséquents réalisés pour développer son image. Ces actes entraînent, outre la dévalorisation des investissements de l’entreprise en matière de communication, la dépréciation de l’image de l’entreprise ainsi que l’affaiblissement de sa capacité d’attraction de la clientèle.
C’est pourquoi la jurisprudence a consacré depuis longtemps un préjudice autonome d’image afin d’indemniser les entreprises ayant subi un préjudice du fait d’une atteinte à leur réputation. La Cour d’appel de Paris avait ainsi déjà admis ce type de préjudice dans la célèbre affaire Patou en 1994 (Cour d’appel de Paris, 26 septembre 1994, RG n° 93-180, 94-9905 ; Cass., Com., 20 février 1996 pourvoi n°94-19824 ; voir notamment sur cette affaire : Hervé Maccioni, L’image de marque, 1995).
Dans un arrêt du 15 mai 2012, la chambre commerciale de la Cour de cassation a clairement consacré l’existence d’un préjudice moral pour les sociétés (Com., 15 mai 2012, pourvoi n°11-10278).
Si l’existence du préjudice d’image ou de réputation est acquise dans son principe, comment évaluer toutefois son étendue en pratique ?
2.2. … à l’évaluation du préjudice d’image en pratique
C’est là que les choses se corsent : les conséquences de l’atteinte à l’image d’une entreprise demeurent, comme tous les préjudices immatériels, difficiles à démontrent et à quantifier en pratique. La première chose à faire est d’avoir « une bonne compréhension des valeurs qui structurent la marque et son image »[4]. Pour cela, il existe différentes méthodes :
Première méthode : les investissements humains et financiers
En première approche, il est possible d’évaluer les investissements humains et financiers réalisés par l’entreprise pour créer et renforcer son image de marque.
Toutefois, cette méthode dite des coûts de reconstitution revient souvent à estimer les investissements à réaliser pour créer une marque comparable, comme le relève M. Guy JACQUOT, expert près la cour d’appel de Paris[5]. En effet, elle est antinomique avec la notion de patrimoine, qui renvoie à une histoire unique.
Deuxième méthode : les références de marché
Une deuxième méthode consiste à s’appuyer sur les références de marché. Toutefois, ici encore, elle n’est pas toujours adaptée car il n’y a pas de marché actif et transparent des marques qui sont souvent vendues dans le cadre d’opérations complexes qui permettent difficilement d’identifier la valeur de la marque de manière isolée[6].
Troisième méthode : la rentabilité prévisionnelle
Il est enfin possible d’utiliser une méthode basée sur la rentabilité prévisionnelle des marques. Comme le souligne M. Guy JACQUOT, ce type de méthode « a aujourd’hui la préférence de la quasi-totalité des experts en évaluation, et il est préconisé par les normes comptables internationales. Sa généralisation a eu comme premier effet bénéfique d’améliorer la réputation des évaluations de marques, en introduisant de la rigueur financière dans un univers où dominait un certain impressionnisme »[7].
En tout état de cause, en raison de la nature particulière des marques, il est essentiel de fonder la valeur qu’elle représente en prenant en compte la réalité de la marque et de son marché[8].
Évaluation de la dévalorisation des investissements
Une fois la valeur de l’image de marque déterminée, encore faut-il évaluer la part de dévalorisation des investissements due aux actes litigieux.
Là encore, plusieurs méthodes peuvent être utilisées, comme la méthode de reconstitution de l’image par les coûts (quels investissements faudrait-il réaliser pour restaurer l’image de marque telle qu’elle aurait dû être en l’absence des faits litigieux) ou la méthode qui consiste à prendre en compte la part de valeur détournée par l’auteur des actes litigieux.
Les fiches pratiques mises en ligne par la Cour d’appel de Paris préconisent ainsi de produire le cas échéant les éléments suivants :
- études de marché, de notoriété, coupures de presse datées pour établir la notoriété de la marque ou du modèle et démontrer les investissements réalisés ;
- sondages d’opinion auprès de la clientèle du demandeur ;
- budgets de promotion et de publicité certifiés conformes, frais de marketing et de promotion pour remédier au dommage ;
- analyses de marché et de l’évolution des parts de marché ;
- surcoûts internes pour remédier à la perte de confiance des salariés ;
- licences consenties ;
- etc.[9]
En tout état de cause, il est vivement recommandé, lorsque l’ampleur du préjudice le justifie, de recourir non seulement à des sondages mais aussi à des experts pour évaluer de manière précise et complète l’étendue du préjudice subi.
3. Panorama de jurisprudence sur les préjudices d’image et de réputation
L’examen de la jurisprudence récente montre que lorsque le préjudice d’image est établi et démontré avec des pièces précises et concordantes, les tribunaux n’hésitent pas à allouer des sommes conséquentes pour le réparer.
Voici le panorama jurisprudentiel que nous avons pu dresser à ce sujet :
Le préjudice d’image résultant de contrefaçon ou d’atteinte à une marque renommée
- Faits : La société Hutchinson, titulaire d’un brevet sur des bielles de moteur automobile et victime d’une exploitation non autorisée de son brevet par des constructeurs automobile, estimait que les préjudices moraux qu’elle avait subis étaient particulièrement importants dans la mesure où elle s’était vue discréditée en raison de cette action aux yeux d’autres constructeurs automobiles (Cour d’appel de Paris, 12 février 2016, RG nº 09/13793).
- Motivation retenue par les juges s’agissant du préjudice d’image : La cour a donné raison à la société Hutchinson en ces termes : « Qu’avec pertinence, [la société Hutchinson] objecte […] qu’indépendamment de l’atteinte portée à la réputation des contrefacteurs du fait des actes de contrefaçon qu’ils ont commis, sa propre image et sa réputation sont nécessairement affectées et dépréciées en raison de la dévalorisation de l’invention causée par la banalisation de l’invention ».
- Recours à un expert ou à un sondage : Dans cette affaire, la société Hutchinson a eu recours à un expert ayant eu pour mission d’évaluer le préjudice subi.
- Montant accordé : La cour a accordé, conformément aux évaluations de l’expert, une somme de 60.000 euros en réparation de ce préjudice.
- Faits : La société Maisons du Monde, titulaire d’une marque de renommée et victime d’une atteinte à cette marque par un concurrent, estimait qu’elle avait subi un préjudice considérable résultant de l’atteinte portée à la renommée, à la distinctivité et à l’image de sa marque renommée ainsi qu’un préjudice résultant du profit indûment tiré de la renommée, de la distinctivité et de l’image de sa marque renommée (Cour d’appel de Paris, 25 avril 2017, RG nº 104/2017).
- Motivation retenue par les juges s’agissant du préjudice d’image : La cour a donné raison à la société Maisons du Monde en ces termes : « Considérant que la SAS Maisons du Monde France justifie, ainsi qu’il l’a été analysé précédemment, de l’importance de ses investissements pour promouvoir l’attractivité de sa marque renommée “MAISONS DU MONDE”, les actes d’atteinte à cette marque retenus à l’encontre des sociétés GIFI et GIFI MAG, tels qu’analysés précédemment, lui causant un préjudice résultant de l’affaiblissement de la distinctivité de cette marque, de la dévalorisation de son image, associée à celle de magasins discount proposant des produits de faible qualité dans des magasins ne répondant pas aux critères retenus par la SAS Maisons du Monde France, permettant en outre aux sociétés GIFI et GIFI MAG de tirer ainsi un profit indu de la renommée de la marque “MAISONS DU MONDE”, détournant une partie de la clientèle de la SAS Maisons du Monde France ».
- Recours à un expert ou à un sondage : Dans cette affaire, la société Maisons du Monde a eu recours à un expert ayant eu pour mission d’évaluer le préjudice subi, et ce notamment sur la base des investissements réalisés par Maisons du Monde pour sa marque et de sondages réalisés auprès du public.
- Montant accordé : La cour a accordé à Maisons du Monde la somme de 500.000 euros en réparation de ces préjudices.
L’affaire Patou ou le préjudice d’image résultant d’actes de concurrence déloyale et de parasitisme
- Faits : Dans cette affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, opposant les sociétés Patou à la société financière Agache et M. Christian Lacroix, M. Christian Lacroix, alors styliste de la Maison Patou, avait annoncé son départ alors que la commercialisation de la collection n’était pas achevée et connaissait un succès considérable. M. Christian Lacroix avait annoncé également la création de sa propre maison de création, soutenu par la société financière Agache. La Cour a considéré que les agissements de M. Christian Lacroix constituaient des actes de concurrence déloyale (Cour d’appel de Paris, 26 septembre 1994, RG n° 93-180, 94-9905 ; Cass., Com., 20 février 1996 pourvoi n°94-19824).
- Motivation retenue par les juges s’agissant du préjudice d’image : Dans son arrêt, la cour a reconnu l’existence d’un préjudice quand bien même il n’y avait pas de baisse de chiffre d’affaires démontrée : « Sur le préjudice résultant de la perte d’image et de la perte du potentiel d’exploitation […] en ce qui concerne la perte d’image sur laquelle la société JEAN PATOU s’est expliquée devant l’expert, ce préjudice correspond à la perte d’une partie de la valeur patrimoniale de la société due à la suspension de ses activités de haute couture ; S’agissant du domaine particulier de la haute couture, la valeur du fonds est, ainsi que le révèle l’examen comparatif des prix de cessions d’autres maisons de coutures enregistrant des pertes structurelles, indépendantes du caractère déficitaire de l’activité ».
- Recours à un expert ou à un sondage : Dans cette affaire, un expert est intervenu avec pour mission d’évaluer le préjudice subi par les sociétés Patou.
- Montant accordé : Dans cette affaire, les juges ont accordé la somme considérable de 12 millions de francs en réparation du préjudice résultant de la perte d’image, ainsi que d’autres sommes considérables visant en la réparation des détournements des retombées médiatiques et des investissements perdus. La cour a par ailleurs accordé : 10 millions de francs pour détournement des retombées médiatiques ; 11,7 millions de francs en réparation des investissements perdus.
L’affaire Auchan ou le préjudice d’image résultant d’actes de dénigrement
- Faits : Dans cette affaire, la société Intermarché accusait à tort son concurrent, la société Auchan, de pratiques commerciales illicites. La cour a retenu que les actes de la société Intermarché constituaient des actes de dénigrement, visant à jeter publiquement le discrédit sur son concurrent (Cour d’appel de Paris, 29 mars 1993, RG n° 92/005542).
- Motivation retenue par les juges s’agissant du préjudice d’image : La cour a motivé sa décision sur le préjudice d’image en ces termes : « La société Auchan fonde son action […] sur l’atteinte portée à son enseigne par la campagne de dénigrement entreprise par le groupe Intermarché qui la visait nommément ; que tendant à l’indemnisation d’un dommage effectif causé à un bien incorporel compris dans ses éléments d’actif, valorisé par ses investissements et sa politique commerciale, sa demande est recevable. L’atteinte portée à l’image de la société AUCHAN ainsi que son lien de causalité avec le communiqué du groupe Intermarché […] résultent de l’impact important qu’a eu dans la presse cette opération publicitaire tel qu’il a été mis en évidence par le sondage auquel [la société AUCHAN] a fait procéder ».
- Recours à un expert ou à un sondage : Dans cette affaire, la cour a accepté la preuve du dénigrement par le recours à un sondage réalisé dans les semaines qui ont suivi la campagne de dénigrement pour en mesurer l’impact.
- Montant accordé : La cour a accordé 1 000 000 francs en réparation du préjudice résultant de ces actes de dénigrement.
L’affaire du Château de Miraval ou le préjudice d’image résultant de la résolution de contrat
- Faits : Dans cette affaire opposant la société Château Miraval à une plasticienne, Madame Odile Soudant, et sa société Lumières Studio, la société Château Miraval avait confié à la plasticienne et sa société la charge de concevoir et réaliser la mise en lumière de divers bâtiments. Après quelques années de collaboration, les relations entre les deux parties se sont dégradées et le maître d’ouvrage a cessé de régler les factures de la plasticienne. Cette dernière et sa société ont alors été contraintes d’abandonner les travaux et de quitter le chantier sans avoir pu le terminer (Cour d’appel de Paris, 19 avril 2017, n° 15/21937).
- Motivation retenue par les juges s’agissant du préjudice d’image : La cour a considéré que la résiliation anticipée du contrat avait causé un préjudice d’image à Madame Odile Soudant et sa société : « Du fait de la résolution d’un tel contrat dont la société Château Miraval est à l’origine, la société A [Lumières Studio] et Madame Y [Madame Odile Soudant] justifient d’une atteinte tant à leur réputation en ce qu’elles n’ont pu mener à terme ce prestigieux chantier, qu’à leur image en ce qu’elles n’ont pu terminer leurs conceptions luminaires auxquelles de surcroît, des modifications ont été apportées par la suite sans leur autorisation ».
- Recours à un expert ou à un sondage : Dans cette affaire, la cour n’a pas eu recours à un expert ou un sondage mais a estimé que la requérante avait rapporté des preuves suffisantes quant à l’établissement du préjudice de sa perte d’image.
- Montant accordé : La cour a accordé 60.000 euros pour Madame Soudant et 10.000 euros pour la société Lumières Studio en réparation du préjudice d’image résultant de la résiliation anticipée du contrat.
Mythili Thaya & Pierre Massot
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[1] Jean-Noël Kapferer – Encyclopedia Universalis
[2] P. Aurier & L. Sirieix, Marketing des produits agroalimentaires, Dunod, 2e éd.
[3] Mémento pratique du branding – comment gérer une marque au quotidien, G. Lewi & C. Rogliano, Village Mondial
[4] Maurice Nussenbaum, Guy Jacquot et Claire Karsenti, Les contentieux portant sur les marques et l’image des marques.
16 février 2016 – Sorgem Évaluation, Par
[5] Guy Jacquot, La valeur de l’intangible – Numéro 357, https://www.ilec.asso.fr/article_bulletin_ilec/4501.
[6] Idem.
[7] Idem.
[8] Idem.
[9] La réparation du préjudice économique – octobre 2017, Outils méthodologique, https://www.cours-appel.justice.fr/paris/la-reparation-du-prejudice-economique-octobre-2017.