Plaidoyer pour un rôle plus actif des juristes français à Luxembourg en matière de propriété intellectuelle
Les juridictions françaises posent moins de questions préjudicielles que d’autres juridictions européennes en matière de propriété intellectuelle. Cette situation est à notre sens regrettable et nous espérons que les dernières questions préjudicielles posées par les juges français sont les prémisses d’une évolution.
Les juridictions françaises posent moins de questions préjudicielles que d’autres juridictions européennes en matière de propriété intellectuelle. Cette situation est à notre sens regrettable et nous espérons que les dernières questions préjudicielles posées par les juges français sont les prémisses d’une évolution.
Le rôle crucial de la CJUE dans la construction du droit européen de la propriété intellectuelle
L’importance du droit européen en matière de propriété intellectuelle n’est plus à démontrer : le droit des marques et le droit des dessins et modèles sont presque totalement harmonisés ; le droit d’auteur l’est partiellement et la Cour de justice poursuit une politique harmonisatrice depuis plusieurs années, allant bien au-delà de ce que les textes pouvaient prévoir.
Certains auteurs vont à cet égard jusqu’à affirmer que la CJUE participe à une véritable réécriture du droit français de la propriété intellectuelle. C’est ce que souligne notamment le professeur Christophe Caron en matière de droit d’auteur s’agissant en particulier du « droit de communication au public, ainsi que la rémunération pour copie privée » (C. CARON, « L’influence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur le droit français de la propriété intellectuelle », JCP A n°11, 15 mars 2018, 186).
Pourtant, la construction du droit européen par la CJUE – si importante – semble se faire bien (trop ?) souvent sans l’avis des juristes français, en raison notamment du faible nombre de questions préjudicielles posées par les juridictions françaises par rapport aux autres juridictions européennes.
Les juridictions françaises posent peu de questions de préjudicielles : les chiffres
Ainsi, entre 2014 et 2018, les juridictions françaises ont posé, toutes matières confondues, 134 questions préjudicielles alors que les juridictions allemandes en ont posé 477. En matière de propriété intellectuelle, les chiffres sont encore plus éloquents : les juridictions françaises ont semble-t-il posé, depuis l’instauration de la Cour de justice en 1952, 31 questions préjudicielles, alors que les juridictions allemandes en ont posé 127, les juridictions anglaises 67 et les juridictions néerlandaises 52 (ces chiffres correspondent aux recherches que l’on peut effectuer sur le site de la CJUE : Curia).
Ce faible nombre de questions préjudicielles en matière de propriété intellectuelle a pour conséquence que la jurisprudence européenne se construit sans que les juristes français puissent faire valoir activement leur point de vue, ce qui est probablement dommageable en termes d’influence du droit français, compte tenu de l’importance des décisions rendues récemment par la Cour de justice de l’UE.
La jurisprudence européenne se construit souvent sur la base de questions préjudicielles posées par d’autres juridictions européennes
A titre d’exemple, le 14 mars 2019, la CJUE, sur renvoi préjudiciel de la Svea hovrätt, Patent- och marknadsöverdomstolen (cour d’appel siégeant à Stockholm en tant que cour d’appel de la propriété intellectuelle et des affaires économiques), s’est prononcée sur la question de la protection des motifs bidimensionnels ornementaux à titre de marque (CJUE, 14 mars 2019, C-21/18, Textilis).
Dans cette importante décision, largement commentée, la CJUE a considéré que des motifs bidimensionnels ornementaux, ayant vocation à être apposés sur des produits, tels qu’un tissu ou un papier, ne sont pas exclus de la protection du droit des marques dans la mesure où ils ne sont pas constitués exclusivement par la forme du produit sur lequel ils sont apposés au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous e), iii), du règlement no 207/2009 (J. Passa, « Formes exclues per se : un motif décoratif d’un produit ne correspond pas à la forme de celui-ci », RTD com. 2019 p.367 ; A. FOLLIARD-MONGUIRAL, « arrêt Textilis : motif ornemental et forme d’un produit », Propr. industr. 2019, comm. 26PIBD 2019, n° 1115, III, p. 219 ; Propr. intell. 2019, n° 71, p. 50, note Y. BASIRE ; LEPI 5/2019, note D. Lefranc ; LEPI 5/2019, note S. Chatry).
Plus récemment, la CJUE a rendu le 12 septembre dernier un arrêt historique pour la protection du design au sein de l’UE (CJUE, 12 septembre 2019, C‑683/17, Cofemel). Cette fois-ci, cette décision a été rendue à la suite d’une question préjudicielle posée par la Cour suprême du Portugal. Dans cette affaire, la Cour de justice a jugé que les œuvres des arts appliqués doivent être protégées par le droit d’auteur selon les mêmes critères que toutes les autres œuvres. Elle a également précisé que l’effet esthétique ne peut constituer un élément suffisant pour démontrer le caractère protégeable d’une œuvre des arts appliqués.
Les gouvernements portugais, tchèque, italien et anglais étaient intervenus dans cette affaire pour soumettre des observations à la Cour, ce qui n’a pas été le cas du gouvernement français, alors pourtant que cette décision pourrait avoir des incidences non négligeables sur la protection du design en France par le droit d’auteur.
Les questions préjudicielles posées par les juridictions françaises ces dernières années sont relativement rares en matière de propriété intellectuelle – sauf en 2018
La dernière décision rendue par la Cour de Justice à la suite d’une question préjudicielle posée par une juridiction française remonte quant à elle à 2016 et concernait la gestion des droits de reproduction et de représentation numérique des livres indisponibles (CJUE, 16 novembre 2016, C-301/15, M. Guillemain « Le consentement de l’auteur dans l’exploitation numérique des livres indisponibles », JCP A n°9, 2 mars 2017, 1128 ; J. Daleau « Livres indisponibles : le couperet de la Cour de justice », D. act. 2 déc. 2016 . ).
En 2017, aucune question préjudicielle ne semble par ailleurs avoir été posée par les juridictions françaises en matière de propriété intellectuelle.
On relèvera toutefois que, de manière semble-t-il assez exceptionnelle, 4 questions préjudicielles ont été posées par les juridictions françaises dans ce domaine en 2018 :
- le 20 juillet 2018, la Cour de cassation a questionné la Cour de justice sur le point de savoir s’il était possible qu’une législation puisse établir au profit d’un organisme public en charge de la diffusion des archives audiovisuelles un régime dérogatoire permettant de prévoir les modalités d’exploitation des droits des artistes interprètes sur ces œuvres directement avec les syndicats représentatifs des artistes-interprètes sous la forme d’accords ou de conventions collectives, et ce à la place des artistes-interprètes ou de leurs ayants droit (Affaire C-484/18) ;
- le 4 octobre 2018, la Cour de cassation a interrogé la Cour de justice sur la question de savoir si le titulaire, qui n’a jamais exploité sa marque et a été déchu de ses droits sur celle-ci, peut toutefois obtenir l’indemnisation d’un préjudice pour contrefaçon, en invoquant une atteinte portée antérieurement à la date d’effet de la déchéance de ses droits sur ladite marque (Affaire C-622/18) ;
- le 24 octobre 2018, la Cour d’appel de Paris a également interrogé la Cour de justice sur la question de savoir si le fait pour un licencié de ne pas respecter les termes du contrat de licence portant sur un logiciel constitue une contrefaçon des droits d’auteurs ou bien doit être soumis à un régime juridique distinct tel que le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun (Affaire C-666/18),
- enfin, le 30 octobre 2018, la Cour d’appel de Paris a interrogé la Cour de justice en matière de brevets sur la « notion d’application entrant dans le champ de protection conféré par le brevet de base » au sens de son arrêt Neurim du 19 juillet 2012 (Affaire C-673/18).
A notre connaissance, seule une question préjudicielle a été posée, le 26 juin 2019, par une juridiction française, en l’occurrence la Cour de cassation dans une affaire « Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier » (C-490-19).
Cette fois-ci, la Cour de cassation a sollicité la Cour de justice afin de savoir si « les articles 13, paragraphe 1, respectifs du règlement n° 510/2006 du Conseil du 20 mars 2006 et du règlement n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 doivent […] être interprétés en ce sens qu’ils interdisent uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou doivent […] être interprétés en ce sens qu’ils interdisent la présentation d’un produit protégé par une appellation d’origine, en particulier la reproduction de la forme ou de l’apparence le caractérisant, susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, même si la dénomination enregistrée n’est pas utilisée ».
Ainsi, même en prenant en compte l’inhabituel nombre de questions préjudicielles posées par les juridictions françaises au mois d’octobre 2018 – qui espérons-le annonce une évolution prochainement, force est de constater que les juridictions françaises semblent aujourd’hui encore relativement peu enclines à interroger les juges du Luxembourg en matière de propriété intellectuelle par rapport à d’autres juridictions européennes.
De nombreuses questions mériteraient d’être posées par les juridictions françaises –quelques exemples
Ce ne sont pas pourtant les questions qui manquent en France.
A titre d’exemple, on peut s’interroger sur le point de savoir si la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour d’appel de Paris selon laquelle le simple dépôt d’une marque constitue un acte de contrefaçon (CA Paris, 31 mai 2016, RG n°15/08997 ; CA Paris, 26 mai 2017, RG n°16/06791 ; Cass. com., 24 mai 2016, pourvoi n°14-17533) est compatible avec le droit européen.
En effet, la jurisprudence européenne, à la lumière de laquelle le droit français doit être interprété, exige que soit démontré un usage du signe contesté à titre de marque dans la vie des affaires pour que la contrefaçon soit caractérisée (CJCE, 12 novembre 2002, affaire C-206/01, Arsenal Football Club, point 40 ; Cass. com., 10 mai 2011, Bulletin 2011, IV, n° 72).
Or, comme le souligne Pascale TREFIGNY, « Le dépôt, en quelque sorte, est une formalité administrative » mais ne constitue pas « une utilisation effective, dans la vie des affaires » (P. TREFIGNY-GOY, « Le simple dépôt d’une marque ne constitue pas un usage dans la vie des affaires… », Propriété Industrielle, Juin 2012, n°6, comm. 52).
D’aucuns ont ainsi soutenu qu’un simple dépôt de marque ne constitue pas un usage dans la vie des affaires ou, à tout le moins, un usage à titre de marque, et donc pas un acte de contrefaçon et c’est d’ailleurs en ce sens que le Tribunal de grande instance de Paris a déjà pu statuer à plusieurs reprises (cf. par exemple : TGI Paris 11 février 2016, RG n°14/11355).
Aucune question préjudicielle n’a toutefois, à notre connaissance, été posée sur ce point alors pourtant qu’il s’agit d’une question récurrente qui se pose avec une particulière acuité et qu’il faudrait trancher pour assurer une certaine sécurité juridique.
Un autre exemple concerne les saisies-contrefaçons. En effet, le législateur français n’a pas repris en matière de saisie-contrefaçon les conditions posées par le législateur communautaire à l’article 7.1 de la Directive n°2004/48. Cet article prévoit, conformément aux dispositions de l’article 50 des ADPIC, que la saisie-contrefaçon ne peut être sollicitée par voie de requête que « le cas échéant », « notamment lorsque tout retard est susceptible de causer un préjudice irréparable au titulaire du droit ou lorsqu’il existe un risque démontrable de destruction des éléments de preuve ».
Or, comme le souligne le Professeur Nicolas Binctin, le législateur français n’a pas intégré ces éléments processuels en droit interne, de sorte que l’« on peut se demander si la formule du droit français de la saisie-contrefaçon qui exclut radicalement toute approche contradictoire est bien en adéquation avec les sources internationales » (N. BINCTIN, Le droit comparé de la saisie-contrefaçon droit d’auteur en France et au Canada, Lexbase Hebdo édition affaires n°346 du 11 juillet 2013).
Ce point a été soulevé dans des procédures françaises, sans qu’ici encore une question préjudicielle n’ait été posée, alors pourtant qu’il s’agit d’un point essentiel.
Les raisons du manque d’engouement des juridictions françaises à poser des questions préjudicielles
Il n’est pas aisé d’expliquer les raisons pour lesquelles les juridictions françaises semblent poser moins de questions préjudicielles que certaines juridictions étrangères. Peut-être pourrait-on y voir une illustration du phénomène de « homing tendency » mis en lumière par la doctrine, c’est-à-dire le phénomène selon lequel il est parfois tentant de croire que la jurisprudence de la Cour de justice ne vient que confirmer les solutions retenues en droit national (cf. à ce sujet : The Blessings and Curses of Harmonization, in van Eechoud, Mireille. Harmonizing European Copyright Law: The Challenges of Better Lawmaking Ebook, p. 297).
On peut également se demander si les parties, et leurs conseils, n’ont pas aussi une part de responsabilité, dans la mesure où rares sont ceux qui demandent à ce que soit poser une question préjudicielle à la Cour de justice, bien souvent pour ne pas ralentir la procédure. Et ce alors que la procédure devant la Cour de justice est relativement rapide. A titre d’exemple, dans une affaire relative à la fiscalité applicable aux photographies, la Cour de justice a rendu une décision le 5 septembre 2019, à la suite d’une question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat le 20 février 2018, soit une durée d’un an et demi, ce qui est relativement raisonnable au regard de la longueur habituelle des procédures judiciaires en France.
Espérons en tout cas que la situation évoluera à l’avenir car, dès lors que les principales problématiques juridiques du droit de la propriété intellectuelle sont aujourd’hui tranchées par la Cour de Justice, il serait à notre sens opportun que les juridictions françaises puissent participer plus activement à la construction de la jurisprudence européenne en matière de propriété intellectuelle.
L. Louembé & P. Massot